Conduire une Jaguar Type E, la mélodie du bonheur
D’abord, essayez de vous installer à l’intérieur. C’est loin d’être un détail, car la bête est très basse et si vous mesurez plus de 1,70 mètre, pensez à poser d’abord votre séant sur le siège, puis à faire pivoter vos jambes, une à une, en les faisant passer sous le volant bois exagérément grand. Une technique qui vous évitera de vous tordre les genoux sous le cerceau et/ou de rayer vos souliers sous les pédales…la patine, même maison, ça se respecte.
La Type E est d’ailleurs si exiguë que ses concepteurs n’hésitèrent pas à modifier les planchers quelques années après son lancement. En les rendant plus profonds de quelques centimètres, ils permirent ainsi aux grands formats d’être plus à l’aise à son volant. La curiosité, c’est que les premiers modèles, nommés désormais « flat floors » (planchers plats) tous équipés du moteur 3,8L et de la boîte Moss élaborée « pre-war » (avant-guerre), de lente réputation, sont les plus chers en cote et les plus recherchés car très rares. Ce sont aussi paradoxalement les moins habitables.
Vous voilà assis. Il faut donc préparer le démarrage. Disons préparer, parce que lancer un six en ligne Jaguar ressemble un peu au préchauffage d’un Spitfire Supermarine de la Royal Air Force. Il faut être rentré une fois dans sa vie dans cet habitacle mythique pour connaître le bonheur et l’émerveillement. Mais glisser ses jambes presque sous le compartiment moteur, face à un tableau de bord de chasseur, ne se fait pas sans une certaine forme d’appréhension.
Sur les séries 1, la clé de contact est au milieu du tableau de bord, sous les quatre compteurs Smith indiquant la pression d’huile, le niveau d’essence, la température d’eau et la charge de la dynamo au-dessus des six «toggle switches » (interrupteurs à bascule). Quand on tourne la minuscule clef Union (la même que celle des portes d’Austin Mini et des contacteurs de Triumph Tr3), on entend d’abord le tic-tic caractéristique de la pompe à essence remplir de SP98 la cuve de décantation et les cuves des trois carburateurs SU. Elle s’affole d’abord une dizaine de secondes, puis ralentit. On remonte alors la commande de starter à fond et on peut enfin appuyer sur l’interrupteur start qui commande le démarreur. Si on ne touche pas à la pédale d’accélérateur, pour ne pas noyer le moteur, le six double arbre s’ébroue alors rapidement.
Mais attention, on n’est pas sur un starter à solénoïde comme sur les XK-MK. Il faut donc « jouer » avec la commande pour adapter le mélange au fil du préchauffage. Il est temps de passer la première vitesse. Sur les 3,8 L la boîte n’est pas synchro. Pas de panique, elle peut donc légèrement craquer en première. Sur les 4.2L, c’est une boîte Jaguar, la meilleure et la plus douce. Le compteur de charge est dans le +, la pression d’huile à 40, la lumière d’ignition éteinte, pas d’alerte de lookeed light à gauche, il y a de la pression à la pédale de frein et à l’embrayage, alors en piste.
Assis à l’arrière d’un requin en chasse
Mais gare aux manœuvres. Le capot est long. Immensément démesuré. Assis dans les sièges – souvent fatigués – vous verrez à peine au-delà de sa grosse bosse. Il reste 50 cm entre cette protubérance et les pare-chocs. Moustaches chromées, qui sont par ailleurs totalement symboliques et qui ne protègent même pas des mouches. Mais le six cylindres est très souple et coupleux à souhait. Avec un peu de finesse au pied gauche, on peut même faire se mouvoir la voiture sans presque accélérer. La voie est libre.
La première accélération est impressionnante. Non pas que la puissance soit débordante et phénoménale. Les 264 ch annoncés par le constructeur en 1961 sont certes des pur-sang, mais des chevaux SAE. Ils doivent donc galoper un honnête 170 ch Din. Ce qui était déjà énorme à l’époque. La voiture étant assez légère, elle est très véloce et son capot bondit littéralement à la moindre sollicitation de l’accélérateur. On a l’impression d’être assis à l’arrière d’un requin en chasse à l’heure du déjeuner dans un ban de calamar. Une torpille en inquisition dont les proportions auraient été consacrées presque exclusivement au moteur! Explosif. Car dans le FHC coupé il n-y-a rien derrière le conducteur. Qu’un minuscule coffre fast back qui s’ouvre comme une trappe de cellier et qui est à peine capable de recevoir un ou deux sacs de voyage ou une paire de Purdey pour les chasseurs.
Dans le 2+2 il y’a aussi deux malheureuses places pour les passagers. Empâtement long et marché US oblige. Des sièges dont on peut se demander pour qui ils ont été vraiment conçus. Pour des enfants en bas âge certainement, car à moins de s’installer en travers (et de se manger le tunnel de transmission dans le dos …) il est impossible pour un adulte normalement constitué de s’y asseoir. Mais qui peut oser se préoccuper du confort à bord de pareil engin? Seriously ? Le moteur vrombit ses notes symphoniques graves. Et ses montées gourmandes en régime sont à chaque fois des moments d’émotion et de plaisir. Que demander de plus ?
Le six en ligne ne tourne pas très haut dans les tours et on atteint vite la zone rouge à 5500. Surtout sur les ponts courts des modèles américains réglés pour les freeways limitées à 55 miles depuis les années 60. Pas grave, le plaisir est ailleurs. Bien sûr, le monstre peut dépasser sur le papier les 220 km/h en version européenne. Mais même avec des liaisons au sol neuves, des Michelin XVS en 185R15 radials la rolls des chaussettes (ce qui était loin d’être la monte d’origine en 1961) la tenue de route de la Type E requiert une attention de tous les instants. Surtout quand on tente de sortir du cadre légal…
Contentez-vous donc des accélérations délicieuses, de quelques dépassements « enrhumant » et surtout des vrops vrombissants enchanteurs du double arbre qui appellent un équipement essentiel, une ligne d’échappement sport et un collecteur alu libéré. Equipé « compet », c’est l’orage et le tonnerre du quatrième mouvement de la Symphonie Pastorale de Beethoven qui vous attend. La Walkyrie de Wagner dès 3500t si vous préférez les évocations guerrières héliportées. La sonorité de ce moteur est un délice. Un coup à se faire plaisir sous les ponts de chemin de fer ou dans les tunnels.
Une bouchée de risotto à la truffe
L’accélération n’est pas tout. Même si, comme dit le dicton des pilotes « le premier qui freine est un lâche », il faudra bien penser un jour à tenter de ralentir la machine. Avec quatre disques neufs, des pistons d’étriers récents, un maître-cylindre et un servo neufs vous parviendrez à ralentir correctement l’équipage. Avec du matériel de 50 ans d’âge, changé au gré de son usure et de ses manquements, c’est moins gagné.
Les freins arrières étant « embarqués », c’est-à-dire localisés autour du pont et pas auprès des roues, ils refroidissent mal et récupèrent souvent la graisse du « final unit » rarement étanche. Freiner en crabe est un sport qu’on doit envisager d’apprendre si on veut contrôler une Type E. C’est d’ailleurs un défaut que cette auto partage avec ses deux petites sœurs l’XJ6 et l’XJS. Deux modèles Jaguar qui reprendront le système des roues arrières indépendantes IRS à quatre amortisseurs jusque dans les années 80.
Chez les Britons on ne change pas une trouvaille inaboutie. On l’améliore au fil du temps. Et quand elle est enfin presque parfaite, on l’abandonne. Too bad. Pour le reste, un voyage en jaguar E c’est évidemment un plaisir inouï. Une bouchée de risotto à la truffe d’Alba arrosée d’un verre de Gevrey-Chambertin. Une aventure bien sûr, mais aussi un moment de lecture. Même si tout semble aller bien à son volant, vous ne manquerez pas d’observer régulièrement, la jauge d’essence qui baisse insolemment à vue d’œil, la pression d’huile qui baisse, elle aussi, dès que le moteur est chaud, la température d’eau qui supporte assez mal les embouteillages et le compteur de charge qui témoigne de la bonne marche de la dynamo (alternateur sur la série 2 et 3).
Que serait la voiture de collection sans l’incertitude d’un voyage sans encombre? Un simple « déplaçoire », fiable, impersonnel et donc sans intérêt. « J’ai fait quelques trajets Paris-Cannes en jaguar E à l’époque où il n’y avait pas de limitation, nous confia un jour le journaliste Philippe Bouvard, grand amateur d’autos d’exception. Une nuit, j’ai même dû mettre moins de 7 heures de porte à porte ! Cette voiture était incroyablement rapide, mais je crois n’avoir jamais eu aussi peur à son volant. Qui plus est sur des routes à l’époque qui n’avaient de nationales que le nom. Au point qu’après chacun de mes records, je mettais plusieurs heures à me remettre de mes stupides exploits.»
Rien n’arrête une Jaguar disent les anglais, même pas les freins. Et pourtant Dunlop est l’inventeur des disques. Inutile donc de tenter le diable au volant de ce chef-d’œuvre. Vous n’en avez même aucun besoin. Contentez-vous de jouir d’un instant magique. D’une expérience unique. En vous disant que vous êtes déjà au paradis.
Quelques adresses :
Classic Fabs le prince écossais de l’échappement. Incontournable.
En louer une : chez First GT Location (deux Type E dont un 4.2L double carburateur Zénith)
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