En 2019, Alois Ruf découvre que la vieille Porsche 911 qu’il possède depuis plus de cinquante ans n’est autre qu’un des tout premiers exemplaires de la 901. Une belle histoire et l’occasion de revenir sur le développement chaotique du best-seller de Stuttgart.

Première apparition

C’est de la banquette arrière d’une Opel Rekord, celle de son père, qu’en avril 1964 le petit Alois Ruf va découvrir l’une des toutes premières Porsche 901. Il a quatorze ans et montre déjà un intérêt prononcé pour tout ce qui roule, notamment les Porsche, un virus attrapé dans le garage de son paternel Alois Sr. Depuis le jour où ce dernier avait accueilli une Porsche 356 dans son atelier. À cette époque, M. Ruf est concessionnaire Fiat et BMW mais depuis 1955, il a surtout connu la réussite en développant et construisant son propre modèle d’autobus tout en assurant des travaux de réparation automobile. Sous la pluie, en route vers Stuttgart, la modeste Rekord se fait soudain dépasser dans un grondement puissant par une Porsche bleue qui soulève un nuage d’eau dans son sillage et que les Ruf, père et fils, reconnaissent aussitôt comme étant celle que la presse surnomme encore Porsche 2000, le tout nouveau modèle, la Porsche 901. « Nous étions sidérés », se souvient Alois. « Et je sais maintenant qu’il s’agissait de la première Porsche de ce type que j’avais jamais vue ou entendue. »

Dès 1952, le designer Erwin Komenda avait commencé, entre deux restyling de sa 356, à en imaginer la remplaçante, une réflexion qui avait donné lieu à une série de prototypes, Type 530 et autres Type 534, qui n’étaient jamais parvenus à taper dans l’oeil de Ferry Porsche. Pour aider Komenda, le patron va donc embaucher un designer émigré aux Etats-Unis, Albrecht Graf von Goertz, formé par l’illustre Raymond Loewy. En 1953, Goertz avait fondé son propre studio puis fait la connaissance de Max Hoffman, influant importateur américain (BMW, Mercedes et Porsche) à la demande duquel il avait conçu deux modèles qui marqueront l’histoire de BMW, le coupé 503 et surtout le superbe cabriolet 507 présenté en 1955. C’est par l’intermédiaire de Hoffman que Ferry Porsche va donc engager Goertz et lui demander de plancher sur un nouveau modèle. En revanche, il ne sera jamais véritablement question que le développement de la nouvelle sportive qui deviendra la 901 aboutisse à un remplacement de la 356. Chez Porsche, on considère au contraire que posséder deux gammes de sportives serait une excellente façon de développer le réseau et d’assurer l’avenir de la marque. Toutefois, lorsque Ferry Porsche décrit ses attentes en ce qui concerne le futur modèle, c’est pour souligner les défauts de la 356. « L’habitacle devra être plus spacieux, disait-il, tout comme le coffre. On ne peut même pas faire tenir des clubs de golf dans une 356 ! » En 1957, alors que Komenda a proposé une première étude du projet Type 695, qui s’apparente à une sorte de berline, Goertz en livre une version fastback très personnelle qui s’illustre par ses quatre phares avant. Porsche n’est pas convaincu. «Il a tourné autour de la voiture plusieurs fois, racontera le designer, il a échangé quelques mots avec sa soeur puis s’est tourné vers moi. ‘C’est une très belle voiture’, m’a-t-il dit. ‘Mais c’est du Goertz, pas du Porsche’. Cela m’a servi de leçon. Il est facile de dessiner une voiture pour soi mais bien plus complexe d’en dessiner une spécifiquement pour quelqu’un d’autre. » S’il est écarté du projet, certaines idées de Goertz vont toutefois ressurgir dans la nouvelle proposition de l’équipe d’Erwin Komenda. Ainsi, en rapprochant les roues des flancs de la carrosserie, la version à l’échelle 1 réalisée par le fidèle Heinrich Klie propose des lignes autrement plus modernes qui vont véritablement influencer la suite du projet. Un projet auquel est intimement associé Ferdinand Alexander Porsche, dit Butzi (ou « Porsche Jr. » comme on le surnomme dans les mémos). Le fils du patron va ainsi proposer, en octobre 1959, sa propre vision de la future sportive, baptisé T7, dont Klie réalisera un modèle grandeur nature considéré comme d’une grande élégance. Butzi a imaginé un large capot qui plonge entre les ailes, tout comme sur les 550S ou sur la 904 qu’il a lui-même dessinée. Si ce n’est cette vaste lunette arrière enveloppante, le profil de la future 901 se dessine doucement. Au milieu de l’année 1960, le design de l’équipe de Butzi est repris par Komenda avec l’objectif d’en tirer les plans définitifs qui conduiront à la production des premiers prototypes. Mais Ferry Porsche n’apprécie que modérément les libertés que s’autorise le designer. «J’étais bien conscient que M. Komenda n’était pas d’accord avec mes recommandations, expliquera-t-il, et qu’il comptait bien concevoir la voiture que lui, et son équipe, avaient en tête. De plus, il ne cessait d’altérer le design de mon fils, au profit d’un style que ses collègues et lui préféraient. J’étais confronté au problème de parvenir à conserver le design de l’auto tel qu’il avait été conçu par les stylistes jusqu’à ce qu’il arrive entre les mains des ingénieurs ». Ferry Porsche décide ainsi de confier ces dernières étapes au carrossier Reutter, qui dispose de son propre studio. Lorsqu’il l’apprend, Komenka manque de s’étrangler mais après quelques semaines de réflexion, il choisira de rentrer dans le rang et d’emmener le projet dans la direction voulue par Porsche. En novembre 1962, un premier prototype conçu sur la base d’une 356 allongée voit le jour, une version baptisée T9 signée Komenda sur la base d’un design de Butzi avec des touches de Goertz

Projet T8

Mais fin 1961, le projet T8 est déjà entré en scène et va chambouler l’ordre des choses. Car alors que le dessin de la future grande Porsche est pratiquement validé, Ferry Porsche commence à s’interroger sur l‘avenir de la 356. Il craint en effet que le modèle emblématique de la marque ne prenne un méchant coup de vieux lorsqu’il sera exhibé dans les shows-room à côté de la Type 695. En novembre, décision est prise de redessiner la 356 tout en conservant son châssis et son moteur. Un nouvel habitacle devra être conçu qui verrait le déplacement du réservoir derrière les sièges, faisant de la voiture une stricte deux places avec suffisamment de volume sous le capot avant pour loger quelques bagages. Ce projet reçoit le numéro de type 644 et l’appellation T8. Le nouveau cahier des charges précise notamment que les éléments de base du projet T7 conçus par Porsche Jr. devront être appliqués au projet T8. Dès le mois de décembre 1961, les premiers dessins sont présentés où l’on retrouve les lignes de la future 901 avec toutefois de plus petites vitres arrières. Debut 1962 pourtant, le projet 644/T8 connait un vaste bouleversement quand est prise la décision d’en faire une sorte de 356 2+2 avec le réservoir placé à l’avant. Ferry Porsche souhaite un modèle qui soit d’un niveau technique tel qu’il puisse assurer les ventes et « permette de gagner du temps en attendant le projet T9 qui, pour des raisons de budget, ne peut être produit en solo ». En mars 1962, l’appellation 901 est attribuée au projet et le 16 avril, l’ingénieur Franz Xaver Reimspiess et le carrossier Reutter mettent au point un modèle à l’échelle 1 en bois et acier. Le premier prototype de la 901, baptisé Sturmvogel (oiseau de tempête), voit le jour en novembre 1962.

 

Que devient, pendant ce temps, le projet T7/T9 d’une Porsche à quatre place ? Après moult débats et tergiversations, Ferry Porsche va finalement trancher. « Nous nous sommes demandés, expliqua le patron, pourquoi insister à produire une telle voiture alors que d’autres peuvent le faire mieux que nous ». Porsche fait bien évidemment référence à ces constructeurs allemands, Mercedes et BMW notamment, passés maîtres dans la production de sportives à quatre places. Préférant se concentrer sur un marché qu’il domine, les 2+2, plutôt que d’affronter une concurrence coriace sur un marché qui lui est étranger, Porsche abandonne ainsi le projet T7/T9, au grand dam d’Erwin Komenda mais surtout, au profit de la future 901 supervisée par Butzi et son équipe. Quand la 901 va être dévoilée, équipée d’un 6 cylindres à plat (Flat 6) de 2,0 litres de cylindrées, Porsche ne va faire aucune allusion à ce défunt projet d’un plus gros modèle sur lequel la marque allemande venait de dépenser tant d’argent, d’efforts et de temps.

 

Une rumeur tenace auprès des fans de Porsche voulait que le numéro 901 ait été retenu car la nouvelle voiture aurait constitué le 901ᵉ projet traité par le bureau de design Porsche depuis 1930. La véritable raison sera plus prosaïque. Au début des années 60, Porsche commence à développer des liens avec Volkswagen qui vont déboucher sur un partage des références concernant les pièces détachées. Les numéros de pièces Porsche devront ainsi être compatibles avec ceux de Volkswagen. Lorsqu’une vérification des numéros disponibles fut effectuée dans les ordinateurs de l’usine de Wolfsburg, on ne trouva que la série 900, qui fut attribuée à la nouvelle Porsche. Mais une seconde rumeur va bientôt courir à son tour.

Bien qu’il ait en effet été présenté sous l’appellation 901, le nouveau modèle ne va pas tarder à être rebaptisé 911. À l’époque, il avait été expliqué que Peugeot ayant déposé tous les numéros à trois chiffres comprenant un 0 au centre, Porsche avait été contraint de changer le nom de sa voiture. Le journaliste anglais Denis Jenkinson, célèbre pour avoir été le copilote de Stirling Moss lorsque ce dernier remporta l’homérique édition des Mille Miglia 1955 au volant de sa Mercedes 300SLR, se souvient de cette version : « Quand on a rappelé qu’à cette époque, BMW utilisait les numéros 501, 502, 503 ou 507, et que Bristol faisait de même avec les numéros 400, 401, 402, 403, etc., on a entendu dire que Peugeot les laissait faire car la marque considérait qu’il ne s’agissait que de petits constructeurs spécialisés alors que Porsche était un grand constructeur, ce qui était une forme de compliment. Mais plus tard, avec Ferrari qui produisait des 206, 308 et autres 400, et Daimler-Benz qui sortait des 200, 300 et 600, cette histoire a commencé à se dégonfler. Quoi qu’il en soit, Porsche a accepté de passer de 901 à 911 alors que tous les catalogues et autres documents publicitaires avaient déjà été imprimés ».

Porsche 901 d'anniversaire

Courant 1964, Porsche va produire 232 exemplaires de pré-série, mais seuls les 82 premiers vont sortir de l’usine de Zuffenhausen avec le badge 901. En 2019, un de ces exemplaires va réapparaître. Son propriétaire ? Alois Ruf Jr.

En 1969, à l’occasion de son dix-neuvième anniversaire, le jeune Alois s’était vu offrir une Porsche 911 légèrement accidentée. « Ainsi, j’aurais quelque chose à bricoler, s’était dit mon père, et à conduire lorsque j’aurai passé le permis, » raconte aujourd’hui Alois. Pour plus de sécurité, Ruf Senior va toutefois remplacer le Flat 6 original par le 4 cylindres d’une 912, afin de limiter les ardeurs de son fils au volant. Durant les années suivantes, Alois va apprendre à connaître le modèle et patiemment le convertir visuellement en 911S. D’autres projets vont se présenter, et après des milliers de kilomètres parcourus sur les petites routes bavaroises, la vieille Porsche va se retrouver parquée le long des ateliers familiaux. Abandonnée, mais pas tout à fait oubliée. Au décès de son père en 1974, Junior hérite du garage et décide, avec l’aide des employés, d’en développer les activités. En 1977, Auto-RUF présente son premier projet d’optimisation d’une Porsche avec une 911 Turbo Type 930, 3,0 Litres de 260 chevaux portée à 3,3 litres et 303 chevaux. Les clients suivent et le succès ne tarde pas. Dès 1981, RUF produit ses propres transmissions à 5 rapports tout en continuant de développer d’autres modèles de Porsche.

En 2019, Alois trouve enfin le temps de se pencher sur la restauration de sa vieille Porsche 911. « J’avais toujours eu la certitude qu’il s’agissait d’un des tout premiers modèles, explique-t-il aujourd’hui. Elle présentait de nombreux détails qui avaient le charme de l’imperfection et qui sentaient l’improvisation ». Très vite, le passé de la voiture intrigue. Elle ne correspond à aucune spécification connue, si bien qu’Alois suggère qu’elle a peut-être été utilisée comme voiture-test sur laquelle auraient été expérimentées des options. Mais à la découverte du numéro de châssis, c’est la stupeur qui prend le pas sur l’interrogation : 13326, suivi de la référence couleur Bleu Enamel 6403… Il s’agit de la sixième 901 produite, considérée comme perdue par les spécialistes ! En outre, le numéro de châssis permet de l’identifier comme étant la première 901 dotée de cinq compteurs ronds sur le tableau de bord, les cinq premières et la septième n’ayant que deux compteurs.

De très enthousiastes recherches vont continuer de révéler le passé de cette sixième 901. Et la lumière, cet exemplaire surnommé « Quick Blue » y a été accoutumé très vite, dès sa sortie d’usine en septembre 1963, en représentant Porsche au Salon de Londres, de Earls Court puis au Salon de Genève 1964. Pour les exhibitions, elle n’est équipée que d’une réplique en bois du moteur 6 cylindres, dont on finira par l’équiper lorsqu’elle sera confiée au département Développement de Porsche. Elle est utilisée pour tester des pneumatiques sur le circuit de Hockenheim puis devient la voiture de fonction de Ferdinand Piëch qui la cédera à l’ingénieur motoriste Hans Mezger pour 7500 deutsche marks. En 1968, « Quick Blue » est accidentée par son propriétaire suivant lors d’une compétition et rachetée par Alois Ruf Sr. comme cadeau d’anniversaire pour son fils de dix-neuf ans, Alois Ruf Jr. La boucle est bouclée.

La restauration de la sixième 901, on s’en doute, va être méticuleuse afin de lui rendre son apparence de l’époque du Salon de Genève. Et pour les détails, Alois va trouver une mine de réponses dans les films 8 millimètres issus des archives de Hans Mezger. « J’ai encore du mal à croire que parmi toutes les voitures, celle-ci est restée en ma possession durant presque 55 ans » s’enthousiasme encore Alois. Mais une question lancinante trotte toujours dans sa tête et à laquelle il ne trouvera peut-être jamais de réponse définitive : Et s’il s’était agit de Ferdinand Piëch, petit-fils de Ferdinand Porsche, fonçant sous la pluie au volant de « Quick Blue », sur cette autoroute A8 en direction de Stuttgart ?

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